Jonas Delaborde, Thierry Liegeois

Off-Cells
Exposition

Déjà ni l’un ni l’autre ne se rappelaient ce qu’ils avaient raconté et, en particulier, s’ils s’étaient eux-mêmes mis en scène, à défaut de héros disponibles, ou s’ils avaient remué leur propre passé ou, au contraire, inventé des personnages et des événements, ou s’ils avaient repris les thèmes épiques des traditions (…), ou s’ils avaient ou non dérivé vers l’humour du désastre ou l’humour des camps ou le fantastique, afin de ne pas étaler leur désespoir intime, ni s’ils s’étaient aventurés dans des univers ou des tunnels ou des imaginaires parallèles, qui par principe leur échappaient et les obligeaient à présenter des versions du réel et des rêves totalement aléatoires et où leurs personnages et leurs voix n’étaient rien. (in Antoine Volodine, Terminus radieux, p. 615)

Dans l’espace du 19 s’entrecroisent deux expositions monographiques, celles de Jonas Delaborde et de Thierry Liegeois, qui tous deux partagent une attirance pour les cultures populaires ou vernaculaires avançant masquées pour mieux donner libre cours à leurs excès, quitte à rester dans l’ombre d’une marginalité parfois bienvenue : cultures musicales (punk, heavy metal et noise), nouveaux rites et pratiques urbains (de la Marche des Zombies aux milices urbaines), cinéma populaire (B- et Z-movies), imagerie pornographique…

Les derniers travaux de Jonas Delaborde s’appuient sur la culture brésilienne dans laquelle il détecte ces « coexistences ambivalentes »1 sur lesquelles repose sa démarche. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le Brésil excelle en effet à combiner les formes modernistes, architecturales surtout, avec des esthétiques plus populaires, comme celle des cariocas et leurs excès vestimentaires carnavalesques. Dans l’exposition du 19, ces ambivalences s’expriment à travers un récit imaginaire cocasse, parodie de quelque théorie du complot : des chiens de garde endoctrinés par un groupe d’extrémistes se retourneraient contre leurs maîtres retranchés dans des zones pavillonnaires surprotégées, telles qu’en connaissent de plus en plus de pays émergents. Le conditionnement des animaux s’effectuerait par une plongée au cœur même d’un langage réifié dont le pouvoir de modélisation du monde, matérialisé par l’installation de l’artiste, s’inspire des théories ésotériques de l’exégèse kabbalistique du Zohar.

Pour cette exposition, Thierry Liegeois revisite quant à lui une histoire industrielle et ouvrière géographiquement plus proche de nous. Son propre récit se déroule en Franche-Comté, sur les voies de chemin de fer de la ligne Voujeaucourt/Saint-Hippolyte construite en 1879, déclassée en 1973 puis exclusivement utilisée par l’entreprise Arcelor-Mittal jusqu’en 2010. Dans un pastiche de western (eastern ?) mâtiné de road-movie, un groupuscule masqué part à la (re)conquête de ce tronçon en friche, juché sur une draisine ou un lorry à moteur et outillé d’une mâchoire à débroussailler. La quête reste obscure mais opiniâtre. A l’heure de la mobilisation pour conserver l’usine historique d’Alsthom à Belfort, ce véhicule ferroviaire bricolé n’est pas sans évoquer une version low-tech du fleuron régional de la haute technologie que furent le TGV, mais également le tricycle à moteur déjà présent dans le premier opus du film Rise and Fall. La maison du garde barrière (reproduite au tiers dans l’exposition) hésite, elle, entre un statut de cabane (à outils, de jardin ou à poules) et d’abri précaire.

Qu’ils se situent dans des régions proches ou lointaines, ces récits d’anticipation nous transportent dans de nouveaux territoires intermédiaires dont la mondialisation a hâté le développement : dans les quartiers pavillonnaires ultra sécurisés à l’origine du récit de Delaborde, dans les zones rurbaines (entre ville et campagne) qui hantent le travail de Liegeois, se jouent inexorablement de nouveaux modes de vie, de nouveaux modes d’occupation de l’espace et de nouveaux comportements sociaux dans lesquels les artistes détectent toute une violence latente.

Les formes plastiques découlent de ce creuset de pratiques marginales ou occultées. D’une part, les artistes en détournent librement les codes (graphiques, ornementaux ou vestimentaires), grâce auxquels ils pallient tout risque de raideur formaliste. D’autre part, la forme de l’installation qu’ils ont adoptée leur permet de combiner objets trouvés et fabriqués, mécanismes low-tech et techniques artisanales, son, dessins, auxquels tous deux adjoignent la narration plus linéaire du film. L’installation leur permet ainsi de transcrire les principes d’hétérogénéité, de dérèglement et de mixage propres aux cultures, musicales surtout, qui les nourrissent.

C’est ainsi que celle de Jonas Delaborde relève d’un assemblage ou d’un montage de formes et motifs hétéroclites composant un véritable rébus. Ce dernier synthétise de façon elliptique, cryptée, un récit prétexte à une réflexion sur le pouvoir du langage. Celle de Thierry Liegeois s’apparente à un décor délaissé à la suite de quelque rituel cathartique. Sa démarche tient plutôt de celle du chiffonnier, cette figure que Baudelaire décrivait comme celui qui ramasse « tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé », celui qui « compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts »2. Celui, aussi, que le photographe Eugène Atget, dans le bien nommé album Zoniers, a montré campé devant sa cabane encombrée. Les techniques artisanales (mécanique, chaudronnerie) qui ont présidé à l’élaboration des divers éléments en préservent pourtant l’unité sculpturale tout en rappelant les savoir-faire ouvriers.

Le caractère hybride de ces installations réactive bien celui qui caractérise structurellement les subcultures, et qui seul peut, selon Stuart Hall, mettre « en scène les dissonances de pouvoirs »3. L’art, cette « production » au croisement d’une libre réappropriation et de l’invention serait une possible réponse à la question, posée par le sociologue britannique, de notre capacité à élaborer et rendre visibles des histoires minoritaires (passées et futures) sans avoir recours à des récits identitaires essentialistes4 . De cette hybridation peuvent surgir d’autres hypothèses inconnues jusqu’alors et revitalisantes – visuellement et donc culturellement – entre utopie et pragmatisme.

Comme tout bon récit de science-fiction, les deux corpus mêlent le réel ou le plausible au fantastique ; et là aussi, l’imaginaire fait émerger la part la plus trouble des activités et pensées humaines. Giorgio Agamben affirme que le contemporain est celui « qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité, (…) celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde »5. Le philosophe use alors de la métaphore des off-cells, des cellules qui s’activent en périphérie de la rétine en cas d’absence de lumière. Les off-cells laissent en effet supposer que l’obscurité n’est pas inerte mais le résultat d’une véritable activité d’une partie de notre corps. Avec humour et distance, les œuvres de Jonas Delaborde et Thierry Liegeois activent la « sombre intimité » que recèle notre époque.

Anne Giffon-Selle

  1. Le mot est de l’artiste.
  2. Charles Baudelaire, Les paradis artificiels, Du vin et du haschisch, œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade).
  3. Stuart Hall, Diasporas, ou les logiques de la traduction culturelle, in Identités et cultures 2, politiques des différences, Paris, Editions Amsterdam, 2013, p. 82.
  4. Stuart Hall, ibid., pp. 71-72.
  5. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages poche, 2008, pp. 20-21.

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