Kelly Weiss

À votre contact,
se confondre
Exposition

« Au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien,
de l’impalpable, du pratiquement immatériel :
de l’étendue, de l’extérieur, ce qui est à l’extérieur
de nous, ce au milieu de quoi nous nous
déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour.
L’espace. Pas tellement les espaces infinis, […]
mais des espaces beaucoup plus proches,
du moins en principe : les villes, par exemple,
ou bien les campagnes ou bien les couloirs du Métro,
ou bien un jardin public ».
1

AH! OH! de Ricardo Basbaum et À votre contact, se confondre de Kelly Weiss sont deux expositions qui ont en commun une certaine « poétique de l’espace2 ». L’une comme l’autre ont travaillé sur des variations plastiques, conceptuelles et relationnelles, résultant d’une négociation entreprise avec le contexte du centre d’art et son architecture. À partir d’une observation fine des tenants et aboutissants du bâtiment historique, des déambulations et communications entre ses différentes parties, elle et il investissent ainsi les différentes espèces d’espaces comme autant de terrains de jeux. Elle et il parviennent alors à des « accords ».

En effet, AH! OH! et À votre contact, se confondre répondent toutes deux à des logiques de partitions et de « mise en scène3 ». Ces dernières sont toutefois fluides et ouvertes à la collaboration du public qui devient alors garant de la constante évolution, voire même de la reconstruction des expositions elles-mêmes.

« Je pratique la peinture ; j’aime expérimenter la matière. C’est en observant l’espace urbain et industriel que j’ai commencé à nourrir mon travail. Je cherche à reproduire des surfaces, prendre en main les matériaux, traduire des gestes prélevés ailleurs. S’il faut parler de méthode, je dirais que je tente de déplacer et replacer. Ma conception de la peinture est avant tout une affaire de recadrage ».4

Kelly Weiss (née en 1996 à Belfort, France. Vit et travaille à Lyon, France) est une artiste peintre dont la pratique s’étend à la sculpture, l’espace, l’installation ou encore la performance. Dans ses œuvres, elle intègre des matériaux industriels récupérés tels que des bâches de camion, des draps, des palettes ou encore de la rouille qu’elle extrait d’éléments métalliques altérés, proposant des projets picturaux in situ qui dialoguent avec le lieu dans lequel ils se déploient.

Kelly Weiss considère que sa démarche artistique et cet intérêt spécifique pour les périphéries5 sont liés au contexte industriel du territoire où elle a grandi. Ce dernier influe en partie sur la typologie des matériaux qu’elle emploie, mais également sur son processus de création fortement parcouru par des logiques de déambulation et de collecte. Ces dernières chargent alors les œuvres de la vibration des souvenirs des fragments prélevés ou des situations observées. L’artiste considère que sa pratique ne peut se déployer qu’à partir de cet apport mutuel entre son geste de peintre et les nouveaux éléments qui se présentent à elle lorsqu’elle traverse des espaces et des territoires. La dimension allusive de son travail résiste alors à une approche par le sens pour favoriser celle de la sensation, de la vibration et même de la diversion.6

Les matériaux, quelle que soit leur provenance, sont appréhendés de manière picturale et comme des surfaces, explorés selon leurs différents états et/ou à travers divers jeux d’échelle. Leur installation met en avant des jeux d’ombres et de lumières, d’échos avec le contexte de monstration. Elle favorise le mouvement des corps, puis parfois leur arrêt ou encore leur ralentissement. On pourrait, pour décrire le travail artistique de Kelly Weiss, reprendre une citation de Manny Farber à propos de ce qu’il désigne comme l’art « termite » : « une création ambulatoire qui est à la fois un acte d’observation et d’être-au monde, une trajectoire au sein de laquelle l’artiste semble ingérer le matériau de son art autant que le monde alentour dans un rapport horizontal ».7

« Mon environnement et ma pratique s’infiltrent mutuellement ; la plupart de mes pièces ont vocation à s’intégrer au contexte dans lequel elles sont installées, ou du moins à refléter celui-ci. C’est dans un dialogue avec le lieu qu’elles déploient une partie de leur sens. Au travers d’interventions discrètes emplies d’infimes détails, et d’images/modules tangibles, je cherche à donner à mon travail une présence et une consistance trouble, qui interroge son cadre. »8

Pour l’exposition au 19, Crac, l’intérêt de l’artiste s’est d’abord porté sur les caractéristiques architecturales des salles d’exposition de la mezzanine. Par ailleurs, et en lien avec l’histoire industrielle locale, Kelly Weiss a débuté une réflexion générale à propos des matériaux qu’elle pourrait collecter sur le territoire, dans la continuité de certaines de ses expérimentations avec la limaille de fer, l’eau salée ainsi que le textile domestique.

Au fur et à mesure de ses venues, de ses déambulations, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du centre d’art, Kelly Weiss développe un corpus d’objets s’apparentant à des surfaces planes ou à des maquettes. Les éléments architecturaux sont rejoués à travers différentes échelles et matériaux pour devenir sculpture, tableau, installation.
Les surfaces et objets, quant à eux, deviennent des éléments d’architecture dans le contexte de l’accrochage. L’ensemble s’appuie sur les mesures des salles d’exposition et accompagne les visiteur•euses dans une expérience physique et sensorielle de l’espace.

L’ensemble est pensé comme une variation autour de la forme « boîte » ou du « white cube », qui démultiplie dans l’exposition les projections d’espaces réels et potentiels à partir d’une mise en abyme de la mezzanine. L’appropriation par l’artiste d’un lieu impersonnel mène à des lieux à soi et ouvre pour les visiteur•euses sur d’autres issues possibles, tout en jouant sur l’ambiguïté du « concept de seuil [qui] est plus large que celui de porte. Il peut renvoyer à des seuils mentaux, à l’idée d’établir des connexions dans son cerveau, dans ses rêves. […] L’entre-deux est aussi une métaphore : on peut s’y perdre. […] Le seuil a une dimension de profondeur – l’infini du sol sur lequel on se tient9 ». Chacun•e est ainsi placé•e en situation d’attente et d’observation, comme l’artiste avant elleux. S’agit-il alors d’une énigme à résoudre à partir d’analogies personnelles : « ruines, sous-bois crépusculaires, plages sans limites, stades déserts, jardins à l’abandon [?] Ces lieux ne s’ouvraient que sur d’autres lieux semblables, laissant toujours en suspens l’inquiétude ou l’émerveillement du rêveur - et c’était ce prolongement même qu’il fallait suggérer.10 ».

AH! OH! et À votre contact, se confondre sont deux expositions qui tendent à (é)mouvoir les usages du centre d’art en générant, selon des formes et des dispositifs différents, des situations d’hospitalité et d’action, « capables de stimuler de nouvelles relations [et] permettant d’interpréter l’hospitalité de manière à créer de nouveaux terrains11 ». Chacun•e à leur manière adopte vis-à-vis du contexte, une posture ancrée d’observateur•ice et de créateur•ice de situations. Elle et il s’appuient à la fois sur des expérimentations artistiques qui ont pu les précéder, conscient•es de la fertilité des avant-gardes, tout en laissant l’espace aux bouleversements spontanés et incontournables de la relation qui s’écrit au présent.

« Le monde a besoin de tendances nouvelles en poésure et peintrie/ […] parce que nous voyons avec nos oreilles et entendons avec nos yeux/. »12

Adeline Lépine
Curatrice des expositions

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  1. Avant-Propos de Georges Perec in Espèces d’espaces, Éditions Galilée, 1974
  2. Référence à l’ouvrage de Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Les Presses universitaires de France, 1957. Classique de la philosophie, l’ouvrage de Gaston Bachelard explore, à travers les images littéraires, la dimension imaginaire de notre relation à l’espace, en se focalisant sur les espaces intimes. En axant son propos sur la puissance de l’imagination et la rêverie, l’auteur vise à interroger d’autres manières « d’habiter le monde ».
  3. Au sens de Camilla Murgia dans son ouvrage, Staging and the Arts in Nineteenth-Century France: Appearing, Revealing, Disappearing, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2023. Ce dernier rassemble plusieurs textes traitant de la « mise en scène » en arts visuels et la façon dont cette dernière est liée historiquement à la fois à des logiques pédagogiques, une affirmation d’une certaine conscience politique, ou encore l’apparition de principes de consommation culturelle. « La mise en scène » implique également des principes de visibilité et d’invisibilité, qu’il s’agisse des œuvres, mais également des personnes ainsi que des positions et réalités diverses.
  4. Kelly Weiss, notes préliminaires à l’invitation au 19, Crac.
  5. On aurait pu utiliser ici le terme de « banlieue » également qui contient lui aussi un fort potentiel évocateur largement employé dans la création artistique, notamment poétique et littéraire. Le mot « banlieue » est polysémique et vecteur d’imaginaires. Thierry Paquot le définit comme un « singulier pluriel » (Banlieues, une anthologie, EPFL Press, collection Espace en société, 2008).
  6. L’artiste mentionne par exemple « des tentatives et abandons de peintures dans l’espace public en 2018 (où il y a plus à voir autour que sur les toiles) » lors d’un entretien en juin 2024. La dissémination peut être un autre facteur de la réception de son œuvre.
  7. Manny Farber, White Elephant Art and Termite Art, 1962. Traduction française du texte par Brice Matthieussent, dans Espace négatif, Paris, P.O.L., 2004. L’ouvrage de Farber est longuement cité dans le texte de François Piron, « Le Termite et L’Eléphant Blanc » in Ian Kiaer, Endnote, tooth, catalogue monographique publié en 2020 par Archives Books qui est mentionné comme une référence par l’artiste Kelly Weiss.
  8. Kelly Weiss, op. cit.
  9. Citation de Cristina Iglesias dans son entretien avec Jan Garden Castro « Place as Threshold: A Conversation with Cristina Iglesias » in Sculpture, 1er octobre 2018.
  10. André Hardellet, Le Seuil du jardin, Julliard, 1958. Edition consultée : Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1993.
  11. Maja Ćirić, “the unspoken abuse” in Hospitality, Hosting relations in exhibitions. Direction d’ouvrage : Beatrice von Bismarck, Benjamin Meyer-Krahmer, Sternberg Press, 2016
  12. Raoul Hausmann et Kurt Schwitters, Préface-Manifeste pour le projet de la revue PIN, 27 décembre 1946.

Infos utiles



L’exposition de Kelly Weiss est soutenue par Ibis Style Montbéliard centre Velotte. Kelly Weiss remercie particulièrement Adeline Lépine, Joffrey Guillon, toute l’équipe du 19, CRAC, Jules Maillot, Anne Bertrand, Alexandre Caretti, Agathe Berthou, Iwan Warnet, Ugo Sebastiao, les Archives Municipales de la ville de Montbéliard.

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