Assemble

Blood in the machine
Exposition

Exposition Bac à sable #2 1

L’Histoire expliquait pourquoi maintenant existait, comment hier était devenu maintenant 2

Il y a 30 ans, en 1994 naît administrativement le 19, centre régional d’art contemporain dénommé ainsi en raison de sa situation au 19, avenue des alliés à Montbéliard. Il s’installe l’année suivante dans un bâtiment dont la parcelle a été acquise en 1921 par l’entreprise Peugeot pour y ouvrir son premier atelier de réparation. Ce bâtiment industriel du début du XXe siècle, cédé à la Ville de Montbéliard en 2009, est l’un des édifices remarquables du patrimoine industriel de la Ville. Sa charpente métallique, son toit verrière sans appui intermédiaire lui donnent un cachet particulier et constituent une source d’inspiration pour les artistes qui y sont convié·es. C’est le cas du collectif britannique Assemble qui, pour son exposition Blood in the Machine 3, prend appui sur les histoires qui traversent le lieu.

Assemble est un collectif pluridisciplinaire travaillant dans les domaines de l’architecture, du design et des arts visuels. Fondé en 2010 pour concevoir un seul projet (The Cineroleum, soit l’occupation temporaire par un cinéma d’une ancienne station-service de Londres), Assemble a finalement livré depuis un ensemble de travaux divers et reconnus par des prix internationaux (dont le Turner Prize en 2015, prestigieuse gratification pour les arts visuels au Royaume-Unis pour The Granby Workshop à Liverpool). Ils promeuvent une méthode de travail démocratique et coopérative qui permet la réalisation de projets artistiques co-construits, à caractère social, et toujours basés sur l’exploration d’un lieu, d’un territoire, d’une situation investiguée « depuis l’intérieur ». Leurs projets allient toutes les échelles de la construction afin de générer des situations « d’apprentissage par le faire ».

Contrairement à la pratique architecturale traditionnelle, qui repose généralement sur les principes de la commande (passées sans consulter les habitant·es ou usager·es à venir des lieux), le collectif s’intéresse à des situations où il est possible de remettre en question la gestion des budgets et des cadres juridiques. Ces « architectes ignorants 4 » repoussent les limites de leur langage disciplinaire et y intègrent d’autres formes pédagogiques, basées sur la confiance et l’intelligence collective. Le collectif puise ainsi « dans les nouveaux champs d’intervention qui relient d’une manière ou d’une autre l’architecture aux lieux, aux relations entre les personnes et aux défis de notre époque, […] le tissu social, la politique urbaine, les pratiques curatives, […] la littérature et d’autres champs d’action qui décrivent la complexité des environnements dans lesquels nous vivons et afin de découvrir de nouvelles façons de vivre 5 ».

[…]

Dans le cadre de Blood in the Machine, le collectif puise dans l’histoire du bâtiment du centre d’art et vise à le (re)transformer en espace examinant le rôle de la production et de la technologie dans la vie sociale, culturelle et économique de la ville et de la société en général. Un long processus préalable consiste en l’investigation des ressources et technologies locales favorables à une aménité 6 dans ce contexte.

Par le biais d’enquêtes, de cartographies et de collecte de paroles, Assemble met ainsi à jour les nombreuses couches qui composent la biorégion. 7 Si l’industrialisation du Pays de Montbéliard a été favorisée par la présence de l’énergie hydraulique, du bois et du minerai de fer, les études les plus récentes suggèrent que son développement exceptionnel a été principalement déterminé par le milieu géographique peu fertile pour l’agriculture, l’histoire politique, culturelle et religieuse d’une enclave protestante en France 8, et une dynamique générale du progrès. En plus des célèbres créations locales en matière de travail du fer à travers les cycles et les automobiles, le Pays de Montbéliard a su développer des savoir-faire reconnus en matière d’horlogerie, mais également de textile. La verquelure, connue depuis le Moyen-Âge sous le terme de « verquelée » sur le territoire, filée à la main avec un rouet typique de Montbéliard à partir du chanvre semé sur les parcelles humides à proximité des habitations, a également contribué au développement de l’industrie du textile sur le territoire. Les filatures se développent notamment autour des années 1810 avec des machines importées d’Angleterre par Charles-Christophe et Jean-Jacques Peugeot. Cette histoire a suggéré aux artistes un point de départ éthique, celui du mouvement historique Britannique des Luddites 9 qui donne ainsi son fil philosophique au projet. Assemble reprend l’observation selon laquelle « tout au long de l’histoire, du moins dans le monde occidental, le projet de la technologie a été de s’emparer des compétences de l’artisan et de reconfigurer leur pratique comme l’application de principes rationnels, dont la spécification ne tient aucun compte de l’expérience et de la sensibilité humaines 10 ».

A travers le « médium-exposition », le collectif tente de mesurer comment cette sensibilité, les affects, les humeurs pourraient réintégrer une réflexion portant sur les technologies de demain développées sur le territoire. Aussi, si Blood in the Machine rassemble des éléments d’archives et des objets du patrimoine local issus des recherches du collectif, elle a aussi pour vocation d’avoir d’autres effets qu’un simple exposé. Elle offre un espace central de dialogues grâce auquel « le centre d’art jouera le rôle d’infrastructure à la fois matérielle et sociale, contribuant à l’intégration du projet dans la communauté ». En explorant par le « faire ensemble » les matériaux et ressources, des initiatives locales d’auto-construction 11 ou encore un patrimoine architectural en quête de nouvelles appropriations, le collectif propose un nouveau regard sur les objets et leurs usages, dans le but de susciter un questionnement fondamentalement anthropologique sur ce qui constitue les sources de nos imaginaires et de nos activités. Assemble s’empare ainsi du format exposition pour affirmer « une approche radicalement différente, qui peut offrir non seulement une diversité d’objets mais aussi contextualiser un champ social dans lequel et d’où les objets sont produits et tirent leur signification 12 » afin de permettre, dans ce cas précis, une réflexion critique et imaginative sur l’avenir de la ville et du territoire.

Blood in the Machine tend à concevoir des récits potentiels pour l’avenir, et étudier de nouvelles utilisations des ressources locales et le développement d’une économie biorégionale. Elle est pensée comme un processus collectif d’expérimentation pour permettre de dessiner une vision constructive et positive de l’avenir, où notre relation avec la technologie est habilitante et non privative.

L’avant-garde n’est pas une innovation matérielle, ce n’est pas de l’art technologique ou autre. C’est un comportement, un mode de confrontation des choses, des êtres humains, et de la substance, c’est une attitude définie avant le monde. C’est une transformation permanente 13.



Adeline Lépine, curatrice de l’exposition

  1. Depuis 2023, en période estivale, le 19, Crac propose d’explorer son potentiel d’espace public. Les expositions proposées à cette période sont conçues partiellement comme un terrain de jeu pour les artistes et les publics, en présentant des œuvres « bac à sable » à activer. Le terme évoque à la fois un bac à sable pour les enfants et un type de jeu vidéo. La première occurrence des expositions « bac à sable » avait été confiée en 2023 au Collectif The Outsiders basé à Utrecht, Pays-Bas et s’intitulait, La Ville en Jeux.
  2. Élisabeth Vonarburg, Chronique du Pays des Mères, 1992 – édition Le Livre de Poche, 1996
  3. Le titre est emprunté à celui de l’ouvrage de Brian Merchant, journaliste spécialiste des nouvelles technologies. Blood in the Machine : The origins of the Rebellion again Big Tech est paru en septembre 2023 chez Little, Brown and Compagny. Il s’agit d’un essai qui questionne et constate les effets de l’automatisation qui n’a cessé de modifier notre monde, en croisant l’histoire des Luddites (voir note plus bas dans le texte) et notre époque contemporaine.
  4. Expression reprise de l’article « Alchemy of the classroom » par Ethel Baraona Pohl & César Reyes Nájera in Volume #3, Learning, Archis, 2015. Enseignant·es à DPR Barcelona, ils font référence à l’expérience de Joseph Jacotot (1770-1840), pédagogue et enseignant français qui a créé une méthode d’« émancipation intellectuelle » qui démystifie l’autorité de l’enseignant en tant que personne « qui sait » et qui transmet aux étudiant·es qui seraient supposément « ignorants ». Les recherches de Jacotot sont l’objet de l’ouvrage Le Maître Ignorant de Jacques Rancière publié en 1987 aux Éditions Fayard.
  5. Ethel Baraona Pohl & César Reyes Nájera. Op. Cit.
  6. L’aménité dite « environnementale » renvoie à tout aspect de l’environnement qui est appréciable et agréable au sein d’un lieu ou d’un site spécifique. Elle sous-entend également que ses sources sont déjà présentes ou facilement accessibles. Elle repose donc sur l’observation fine du contexte local et la valorisation de ses ressources immédiates.
  7. « Littéralement et étymologiquement parlant, une biorégion est un « lieu de vie » (life-place) – une région unique qu’il est possible de définir par des limites naturelles (plus que politiques), et qui possède un ensemble de caractéristiques géographiques, climatiques, hydrologiques et écologiques capables d’accueillir des communautés vivantes humaines et non humaines uniques. Plus important, la biorégion est le lieu et l’échelle les plus logiques pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté ». R. Thayer, LifePlace. Bioregional Thought and Practice, Berkeley : University of California Press, 2023, page 3. Extrait traduit en français dans l’article de Mathias Rollot, « Aux origines de la « biorégion ». Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques, 22 octobre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Aux-origines-de-la-bioregion.html
  8. Le pays de Montbéliard fut une Principauté, possession des comtes de Wurtemberg de 1407 à 1793 et à ce titre partie du Saint-Empire romain germanique, bien que totalement francophone.
  9. Le luddisme est une révolte ouvrière anglaise à l’aube de l’industrialisation (1811-1816) qui concerne notamment les ouvrier·es des filatures à la suite de l’introduction de nouvelles machines favorisant l’automatisation d’un certain nombre de productions et la suppression de postes au sein des industries. Le mouvement a,été repopularisé dans les années 80 au Royaume-Uni à l’époque des révoltes ouvrières. Il est à nouveau très présent dans l’actualité sociale et politique dans le cadre des mouvements de résistances contre l’introduction massive des nouvelles technologies dans nos quotidiens. Le mouvement a été populaire dès le 19e siècle auprès de certain·es artistes ayant pris position en faveur des Luddites. L’un des exemples les connus aujourd’hui est le Frankenstein ou le Prométhée Moderne de Mary Shelley paru en 1818 et qui peut être lu comme une métaphore de la lutte des classes opposant la Bourgeoisie (Frankenstein) et les ouvrier·es (la nouvelle forme de vie créé par Frankenstein).

    « Lorsqu’ils brisaient les machines, les travailleurs des Midlands entendaient d’abord protester contre le « travail bâclé » et « les travailleurs au rabais » qui portaient atteinte à l’honneur du métier. Comme l’écrivait en 1811 la Nottingham Review, un journal radical des classes moyennes : « les machines, ou métiers (…) ne sont pas détruites par hostilité à toute innovation (…) mais parce qu’elles permettent de fabriquer des marchandises de peu de valeur, d’apparence trompeuse, qui portent atteinte à la renommée de la profession et qui, de ce fait, contiennent les germes de sa destruction ».

    Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites – bris de machines, économie politique et histoire, Editions ère, Clamecy, 2006.
  10. Tim Ingold, in Being Alive: Essays on Movement, “Knowledge and Description – chapter 4 Walking the Plank meditations on a process of skill”, Routledge, London, 2011
  11. Plus spécifiquement les Maisons-Castors réalisées par les ouvrier·es d’Audincourt en auto-construction et auto-détermination par le biais de partages de savoirs entre 1951 et 1956.
  12. Yvonne Rainer dans sa préface pour DEMOCRACY – a project by Group Material édité par Brian Wallis pour la Dia Art Foundation, collection “Discussion in Contemporary Culture”, Number 5, Bay Press, Seattle, 1990. L’artiste y parle des effets des expositions de Group Material et de Martha Rosler à la Dia Art Foundation entre 1988 et 1989 qui selon elle rassemblaient un nouveau format d’expositions non aliénées et où « la valeur de l’art en tant que force sociale » était affirmée.
  13. Federico Morais, « Federico Morais, critico e criador » sur le site Arte Brasileira, au 8 décembre 2012

Infos utiles



L’exposition Blood in the Machine est soutenue par le Fluxus Art Project et est estampillée Pays d’Agglomération de Montbéliard Capitale Française de la Culture 2024.
Elle implique des collaborations avec les Archives Municipales de la Ville de Montbéliard, les Musées de la Ville de Montbéliard, le Musée de la Paysannerie à Valentigney, l’Office du Tourisme de Pays d’Agglomération de Montbéliard, le Festival des Mômes de Montbéliard, la Société d’Émulation de Montbéliard, L’Entreprise Métis’ à Etupes, le Conseil de Développement de Pays d’Agglomération de Montbéliard, le groupe Medvedkine de Sochaux.


Site internet du collectif Assemble

Ned Ludd, leader du mouvement luddites, 1812.
Luddites fracassant des métiers à tisser, 1812.
Assemble, Gramby Four Streets, Liverpool. ©Assemble
Assemble, The rules of production, 2019. ©Assemble
Assemble, The rules of production, 2019. ©Assemble
Assemble, Tufting gun tapestries, 2019. ©Assemble
Assemble, Tufting gun tapestries, 2019. ©Assemble